Depuis plus de dix ans, l’industrie du jeu vidéo a connu une transformation rapide, marquée par une croissance soutenue, une diversification des publics et l’émergence de nouveaux formats. Pourtant, depuis 2022, cette dynamique s’est interrompue. Stagnation des dépenses, concentration des usages, essoufflement des modèles dominants : les signaux d’alerte se multiplient. Ce bilan propose une lecture détaillée de la situation actuelle, des moteurs de cette stagnation, et des pistes envisagées pour relancer la croissance dans un marché devenu plus complexe, plus mature et plus concurrentiel.

Un ralentissement marqué depuis 2021
Entre 2011 et 2021, l’industrie du jeu vidéo a connu une croissance soutenue, presque hors norme. Le chiffre d’affaires global est passé de 80 à 200 milliards de dollars, ce qui représentait une progression deux fois plus rapide que celle des décennies précédentes. Cette phase d’expansion a été portée par plusieurs dynamiques : démocratisation du smartphone, amélioration des infrastructures réseau, généralisation du free-to-play, croissance du public féminin, et envol des dépenses numériques pendant la pandémie. Les éditeurs ont pu investir massivement dans les contenus, et les investisseurs suivaient avec confiance, convaincus que cette dynamique allait se maintenir, voire s’intensifier dans un monde toujours plus numérique.
À partir de 2022, le marché a pourtant connu un retournement inattendu. Les dépenses ont baissé de 3,5 % cette année-là, puis sont restées stables en 2023 et 2024. Cette stagnation ne s’explique pas uniquement par un effet de normalisation post-COVID. En effet, d’autres industries culturelles comme la musique ou la vidéo numérique ont continué à croître. Dans le jeu vidéo, la base d’utilisateurs actifs est même repassée sous le niveau de 2019. Cette contraction s’est accompagnée d’un enchaînement de difficultés pour les studios : une succession d’échecs commerciaux, des annulations en série, des fermetures de studios indépendants et des licenciements de masse. Les perspectives se sont brusquement assombries pour de nombreux acteurs du secteur.
Les moteurs de croissance historiques sont épuisés
La décennie 2011–2021 avait été alimentée par plusieurs leviers simultanés : l’essor du mobile, la monétisation par battle passes, les microtransactions dans les jeux free-to-play, le succès des consoles de génération 8, l’émergence de plateformes comme Twitch ou Discord, et l’amplification du modèle live service. Ces moteurs se renforçaient mutuellement : plus d’utilisateurs, plus de contenu, plus d’engagement, plus de revenus. Certains jeux, comme Fortnite, Genshin Impact ou Roblox, illustraient parfaitement cette logique circulaire. Mais ces leviers sont aujourd’hui pour la plupart à bout de souffle. L’extension de la base mobile est désormais marginale, le nombre de nouveaux joueurs diminue, et les mécaniques de monétisation existantes ont atteint leur seuil d’acceptabilité pour de nombreux publics.
En parallèle, les promesses des nouveaux relais de croissance (réalité virtuelle, cloud gaming, blockchain, nouveaux formats de diffusion) n’ont pas encore porté leurs fruits. La réalité virtuelle, malgré des investissements massifs de Meta, reste un marché de niche. Le cloud gaming progresse lentement mais ne génère pas de revenus significatifs. Quant à la blockchain, son intégration au jeu vidéo a rencontré une forte résistance des joueurs. Ce vide de relais crédible s’ajoute au fait que les comportements des joueurs se figent : ceux qui jouent beaucoup continuent, mais il devient très difficile de convaincre un nouveau public, ou de faire adopter un jeu qui n’appartient pas déjà à un écosystème établi. Le marché n’est donc pas en crise au sens strict, mais il se heurte à une inertie structurelle.
Le gaming mobile en crise
Le mobile, qui avait généré à lui seul la majorité de la croissance depuis 2011, est aujourd’hui en difficulté. Les dépenses mondiales sont en recul depuis leur pic post-pandémie, avec une baisse de 8 % par rapport au maximum atteint, et même −23 % en termes réels (ajusté à l’inflation). Plusieurs facteurs se combinent : la saturation du marché, l’essor des plateformes vidéo sociales comme TikTok, et surtout le changement de politique d’Apple avec l’introduction de l’App Tracking Transparency (ATT). Cette dernière a fortement compliqué l’acquisition de nouveaux utilisateurs en rendant le ciblage publicitaire bien moins efficace, ce qui a renchéri les coûts et réduit les marges.
Le marché s’est également durci sur le plan concurrentiel. Les plus gros titres captent désormais l’essentiel de l’attention et des revenus. Dans chaque genre, le top 3 représente 40 % des dépenses. En 2024, 70 % des dépenses mobiles aux États-Unis sont allées à des jeux âgés de plus de deux ans. Cette concentration laisse très peu d’espace pour les nouveaux entrants. Même les succès récents comme Monopoly Go! ne sont pas viables sans des budgets marketing énormes (500 millions de dollars investis pour 2 milliards générés). Dans ces conditions, de nombreux studios réduisent leur activité mobile, quand ils ne s’en retirent pas complètement.
Les consoles stagnent, le PC résiste
Les ventes de consoles, en particulier celles de Sony et Microsoft, sont en léger recul par rapport à la génération précédente. Le phénomène est plus marqué en Amérique du Nord et en Europe, alors qu’en Asie, seule Nintendo tire encore la croissance. La Switch a connu un succès prolongé, mais elle a surtout cannibalisé les deux marchés qu’elle combine (salon et portable), sans forcément créer de nouveaux joueurs. En parallèle, les ventes de jeux par console restent plus faibles que sur PlayStation ou Xbox, et les jeux Nintendo dominent largement les achats. Cela limite l’effet d’entraînement pour les éditeurs tiers.
En revanche, le marché PC a continué de croître de manière régulière. Steam représente aujourd’hui plus de la moitié des dépenses non-mobiles, avec une progression de 20 % depuis 2021. La croissance est particulièrement forte en Asie, et notamment en Chine, où la langue par défaut sur le client Steam est désormais le chinois. Le PC bénéficie aussi d’une plus grande flexibilité technique, d’un catalogue plus riche, et d’une compatibilité avec les mods, le cloud, ou encore les formats expérimentaux. Sa dynamique semble aujourd’hui plus saine que celle des consoles, dont la croissance repose désormais sur des cycles d’upgrade plus longs et sur des services (comme le Game Pass) dont le modèle économique reste discuté.
L’Asie prend le relais
La croissance du marché mondial depuis 2011 s’est massivement déplacée vers l’Asie, en particulier la Chine. À elle seule, la Chine a généré 39 milliards de dollars supplémentaires de dépenses de consommation. Pourtant, seuls 20 % de ces dépenses vont à des jeux étrangers, la majorité étant captée par des studios nationaux comme Tencent ou miHoYo. De plus, la Chine exporte de plus en plus ses productions : des jeux comme Genshin Impact ou Marvel Rivals affichent des chiffres de ventes mondiaux qui rivalisent avec les blockbusters occidentaux les plus populaires.
Cette dynamique n’est pas propre à la Chine. D’autres marchés asiatiques comme la Corée du Sud ou Singapour produisent désormais les jeux les plus joués dans le monde. Ces titres se distinguent par leur adaptation à des configurations techniques plus modestes et à des sensibilités culturelles locales. Le développement de ces écosystèmes internes suit une logique similaire à celle du cinéma : plus l’industrie locale se renforce, plus le public consomme du contenu produit localement. Ce déplacement du centre de gravité du marché mondial vers l’Asie redéfinit la hiérarchie des studios, mais aussi des genres dominants et des canons esthétiques.
Saturation et stagnation des jeux
Le volume de jeux produits n’a jamais été aussi élevé. En 2024, Steam a accueilli autant de nouveaux titres chaque mois que sur l’ensemble de l’année 2014. Pourtant, cette explosion quantitative ne s’est pas traduite par une diversification du temps de jeu ou des dépenses. Une poignée de franchises captent l’essentiel de l’attention : 30 % du temps de jeu sur PC sont absorbés par cinq licences âgées de 6 à 22 ans ; sur console, cette part monte à 43 %. Le phénomène des « jeux trous noirs », comme Call of Duty, GTA Online ou Fortnite, rend extrêmement difficile l’émergence de nouvelles propositions.
Cette concentration crée une asymétrie structurelle : les coûts de développement augmentent, les chances de succès diminuent, et la visibilité devient un luxe. Même sur Steam, réputé pour sa découvrabilité, la majorité des jeux publiés en 2024 n’ont pas atteint les 5 000 dollars de ventes nécessaires pour activer les fonctionnalités sociales avancées. Le marché fonctionne comme un entonnoir où un très petit nombre de titres récoltent la quasi-totalité des revenus. Cela dissuade les éditeurs de tenter des approches originales ou risquées, ce qui alimente un cercle vicieux d’uniformisation de l’offre et de désengagement des joueurs.
Les nouveaux moteurs potentiels de croissance
Plusieurs pistes sont envisagées pour redonner de l’élan au marché. Certaines concernent les plateformes comme Roblox, dont l’audience continue de croître, en particulier chez les 13–24 ans. D’autres portent sur le potentiel des contenus générés par les utilisateurs (UGC), que ce soit via les mods ou les outils internes aux jeux. Le succès de Minecraft, de CurseForge ou de Mod.io montre que ces formats peuvent créer de l’engagement à long terme. Discord, quant à lui, joue un rôle croissant dans la découverte de jeux par les réseaux sociaux, en s’imposant comme un point de passage central pour les communautés.
D’autres dynamiques sont d’ordre technologique ou économique. Le retour en grâce du jeu portable (Switch, Steam Deck) pourrait redéfinir les usages. L’ouverture partielle des App Stores, sous la pression des régulateurs, pourrait aussi améliorer la rentabilité des développeurs mobiles. Le cloud gaming, encore marginal, progresse à mesure que les réseaux s’améliorent. Enfin, l’IA générative est vue comme une possibilité pour créer de nouveaux types d’expériences ou alléger le coût de production. Aucun de ces moteurs n’est encore en mesure de remplacer ceux des années 2010, mais leur combinaison pourrait relancer une dynamique plus diversifiée.
Les enjeux du prix de vente
Le prix réel des jeux a baissé de manière continue depuis trente ans. Dans les années 1990, un jeu comme Mortal Kombat coûtait déjà 70 dollars, soit l’équivalent de 150 dollars aujourd’hui. En comparaison, le prix de base standardisé à 60 ou 70 dollars pour un jeu AAA est historiquement bas en termes réels. Les autres industries culturelles (cinéma, musique, abonnement vidéo) ont su ajuster leurs tarifs à l’inflation. Le jeu vidéo, lui, a résisté à ces augmentations, notamment par crainte de rebuter les joueurs ou de nuire à la concurrence.
Certes, les microtransactions, le DLC et les services live ont permis d’augmenter le panier moyen. Mais malgré ces sources de revenus complémentaires, les éditeurs peinent à équilibrer leurs budgets. Le coût de production d’un jeu AAA a quadruplé en quinze ans, avec des montants pouvant atteindre 200 à 500 millions de dollars. L’idée d’un prix de lancement à 80 ou 90 dollars refait donc surface, notamment avec GTA VI, qui pourrait servir de test grandeur nature. Reste à savoir si les joueurs sont prêts à accepter cette revalorisation, dans un contexte de stagnation de l’engagement global et de pression sur leur temps disponible.
L’industrie du jeu vidéo aborde une phase de transition où les leviers de croissance passés ne suffisent plus à soutenir son expansion. Face à une base d’utilisateurs stable, des coûts en hausse et une concurrence intense, les acteurs du secteur doivent repenser leurs modèles. Si plusieurs pistes émergent — de l’UGC aux plateformes sociales en passant par l’IA —, aucune ne garantit à elle seule un retour à la croissance. C’est dans leur combinaison, et dans la capacité des studios à s’adapter à un marché moins expansif, que se jouera l’évolution des prochaines années.
Source : The State of Video Gaming in 2025